Astre Solitaire

18/11/2021


Gabriel était près de l'immense hublot de l'amphithéâtre Apollon XIII. Le coude posé sur le bureau, le regard pointé vers les courbes lunaires. Son cours de programmation ne l'intéressait pas plus que ces quelques étudiants assis devant lui qui s'amusaient à compter les rides sur le visage du professeur. Gabriel préférait s'accorder une rêverie solitaire et imaginait une danseuse s'affranchir de la pesanteur pour animer son corps dans ce paysage gris.

C'était un jeune homme très imaginatif. De son temps libre, il aimait peindre et la Lune lui offrait l'inspiration nécessaire pour ses œuvres.

Gabriel avait réussi avec succès les examens d'entrée à l'université Neil Armstrong. A vingt-et-un ans, il entamait donc sa troisième année de licence.

L'université était basée sur la mer de la Tranquillité. De forme cylindrique, elle s'élevait sur une trentaine d'étages. On y enseignait uniquement des matières scientifiques.

N'étant pas issu d'une famille aisée, l'étudiant était gratifié d'une bourse. Son père était décédé lorsqu'il avait une dizaine d'années et sa mère était très malade. Elle souffrait d'une maladie incurable qui rongeait les tissus de son corps et causait d'importantes difficultés respiratoires. Les scientifiques attribuaient son origine à la pollution ; elle tuait des millions de personnes chaque année.

La pauvre femme, une ancienne sage-femme, avait annoncé sa maladie la veille du départ de Gabriel. Le jeune homme avait donc immédiatement voulu annuler son cursus sur la Lune, mais sa mère refusa. Elle était si fière de son fils, elle voulait, comme tout parent, qu'il réussisse.

Toutes les semaines, Gabriel communiquait à travers son écran d'ordinateur.

Sa mère se connectait quelques minutes après lui et les conversations ressemblaient toujours à cela :

- Bonjour mon Gabi.

- Bonjour Maman, tu vas mieux aujourd'hui ?

- Mieux, c'est un grand mot. Disons que j'ai réussi à faire une promenade aujourd'hui.

- Où es-tu allée ?

- Dans la petite clairière derrière la maison, celle où nous t'emmenions avec ton père quand tu étais petit.

- Je m'en souviens. (Il soupire.) Ça me manque de marcher dans la forêt, de respirer l'air et de ramasser les feuilles mortes.

- Trois ans sur la Lune et la Terre te manque déjà. Tu vas devoir t'y faire, il te reste cinq ans à tenir jusqu'à la fin de tes études.

- Mais toi, tu n'as pas cinq ans de vie à venir, Maman.

- Je sais bien, mais ça ne me fait plus peur.

- Je vais demander à rentrer sur Terre pour les vacances de Noël après mes examens.

- Mais non, ne t'embête pas. On se reverra aux grandes vacances.

- Je ne pourrais pas attendre jusque-là.

- Pense à ton avenir avant.

Et la communication se coupait automatiquement après cinq minutes.

La cafétéria Buzz était infestée de ventres prêts à se remplir. Gabriel, qui avait toujours un petit appétit, les regardait dévorer leurs plateaux avec un mépris qu'il ne contrôlait pas. Le chef-cuisinier fit signe au jeune homme de s'avancer. Celui-ci lui présenta son plateau vide avec peu d'engouement. L'homme remplit son assiette d'un ragoût d'agneau.

Sur la Lune, la viande était créée artificiellement à partir de véritables fibres animales. Son goût ne trahissait pas la supercherie, mais son aspect ne rendait pas honneur à la gastronomie française.

Gabriel s'assit à sa table habituelle, la plus proche de la vitre, celle qui, évidemment, offrait la plus belle vue sur le paysage lunaire. Il prit une gorgée de son verre d'eau et considéra son assiette avec très peu d'intérêt. Lui qui avait passé son enfance à la campagne, il avait toujours reçu des soins alimentaires de grande qualité. Sa mère lui préparait de délicieux repas qu'il finissait sans peine.

Le jeune homme était plutôt fin et mesurait plus d'un mètre quatre-vingt. Derrière une mèche brune se cachait un regard mélancolique. Il était toujours vêtu de vêtements foncés qui couvraient facilement les taches de peinture. Cela ne lui empêchait pas d'avoir quelques marques colorées sur les mains. L'on riait parfois de lui pour ces quelques mésaventures. Lorsque Gabriel se retrouvait seul dans sa chambre d'étude, la solitude l'enfermait dans une tristesse qu'il tentait de cacher au monde.

D'autres étudiants de sa promotion avancèrent vers le jeune homme qui n'avait pas encore touché à son repas. L'un d'entre eux prit place à côté de Gabriel et posa sa main sur son épaule.

- Alors Gab, quoi de neuf ? Toujours à peindre n'importe quoi ?

Le jeune homme avait pris l'habitude de ne pas répondre à ce genre d'attaques gratuites.

- Tu nous en voudras pas, on a mis en place une petite expo' dans l'amphi.

Le groupe s'éclaffa de rire devant Gabriel, impuissant. Il se leva immédiatement de table et se dirigea au plus vite vers l'amphithéâtre Apollon XVIII. Ses peintures y étaient accrochées aux murs. Un tracé noir traversé chaque toile et salissait l'art du jeune homme. Tandis qu'il découvrait l'ampleur de la plaisanterie, il entendait les rires des étudiants. Des larmes de rage roulèrent sur les joues de Gabriel. Il courut en direction de sa chambre d'étude et s'y enferma.

Lui qui était d'ordinaire d'un naturel si calme, ne parvint pas à maîtriser sa colère. Certes, Gabriel n'avait jamais eu la prétention de devenir un grand peintre, mais il se plaisait à cet art car c'était le seul loisir qu'il s'était trouvé ici.

Quand il ne peignait pas, le jeune homme regardait les étoiles à travers le hublot de sa chambre d'étude. Depuis son arrivée, il s'était doucement accommodé à cette nuit éternelle.

Cette nuit-là, c'est en pointant son regard vers le ciel que lui vint une idée.

En deux temps trois mouvements, il saisit dans sa boîte à outils de tout ce qui pouvait l'aider à mettre sa pensée en action. Il découpa à la scie son bureau en métal fin et récupéra quelques pièces détachées de robots inutilisables qu'il avait construit pour des travaux de cours. Des milliers de lignes de codes, cinq tasses de cafés et trois crampes aux doigts furent nécessaires pour créer Mayz, une androïde au trait féminin.

Malgré les bugs qu'il notait déjà, il était très fier de cet exploit réalisé en huit heures seulement. Il restait à Gabriel quelques ajustements à faire pour que le robot puisse être activé, mais il n'avait plus le temps. Son réveil avait sonné et il devait se préparer pour aller à son premier cours de la journée. Il n'avait ni l'envie, ni le courage d'affronter ses camarades.

Le jeune homme ne manquait jamais un seul cours, alors il se résigna à laisser son œuvre de côté pour la journée. Avant d'éteindre la lumière de sa chambre, il regarda de haut en bas celle qu'il avait nommé Mayz.

C'était l'idée la plus folle qu'il n'avait jamais eu et il se demandait ce qu'il allait bien pouvoir faire d'un robot aux allures faussement humaines. La réponse lui vint lors de son cours sur l'histoire de la robotique.

- Aujourd'hui, commença le professeur, un robot domestique, quel que soit sa forme, doit avoir des traits humains pour s'intégrer correctement au sein d'une famille. Les enfants doivent lui donner un nom, il doit être un membre à part entière et s'investir à temps plein. Comment s'est passée votre journée Monsieur ? N'est-ce pas l'heure de sortir le chien ? Quels sont vos préférences culinaires, Madame ? A quelle heure dois-je aller récupérer les enfants à l'école ? sont autant de questions qu'un robot domestique pose à ses propriétaires, mais il doit aussi savoir utiliser d'autres expressions : Il fait si beau dehors, pourquoi n'irions-nous pas nous promener ? Parlez-moi de votre enfance, John. L'hiver dernier, vous portiez souvent votre écharpe bleue. Emmenez Mylène au cinéma ce soir, elle m'a fait part de son envie d'aller voir le nouveau film de Max Spielberg. Le robot domestique doit faire oublier sa condition et doit être apprécié de la famille dans lequel il exerce. Ce n'est plus un robot, c'est un ami qui vous accompagne au quotidien.

C'est cela qu'il manquait à Gabriel, un ami. Mayz pourrait avoir ce rôle qu'aucun humain n'avait su apporter au jeune homme. Il se réjouit déjà de rejoindre sa chambre pour continuer son ouvrage. Après avoir réglé quelques bugs, il peigna le corps de l'androïde pour lui donner un aspect humain.

Gabriel activa Mayz et s'assit sur son lit pour assister au spectacle. L'androïde ouvrit lentement les yeux, les cligna une dizaine de fois à la suite avant que ses mouvements se fassent plus réguliers et espacés.

Mayz pencha la tête sur le côté et sourit mécaniquement à Gabriel. Elle lui tendit la main.

- Enchantée.

- En...Enchanté, répondit-il en lui serrant la main en retour, très enthousiaste.

-Vous êtes mon créateur ?

- Je...Oui, c'est ça. Je m'appelle Gabriel, et toi Mayz.

- J'ai hâte d'en découvrir davantage sur vous et votre espèce.

Les jours qui suivirent, Gabriel apprit à Mayz tout ce qu'il fallait savoir sur les humains et il prit aussi le temps de parler de lui, de sa vie, de ses motivations. Le jeune homme garda Mayz à l'abri des regards dans sa chambre d'étudiant, mais l'androïde commençait à s'ennuyer de ne pas pouvoir percer les mystères de cette université lunaire.

Tandis que Gabriel se dirigeait vers la salle de communication pour converser avec sa mère, Mayz s'échappa de la chambre et s'aventura dans les couloirs.

- Tu as l'air heureux aujourd'hui, mon Gabi, dit la mère du jeune homme en souriant également.

- Eh bien, la semaine avait mal commencé je dois te l'avouer, mais je ne me suis pas laissé abattre.

- Que s'est-il passé ?

- Rien de grave, ne t'inquiète pas. Et toi, qu'est-ce que tu as fait de beau cette semaine ? Raconte-moi tout.

- Très peu de chose, tu sais. Mardi j'avais presque réussi à sortir de la maison pour me promener, mais mes jambes me faisaient trop souffrir. Hier, je suis restée toute la journée au lit.

- Que disent les médecins sur ton état actuel ?

- Rien de neuf.

La femme fut prise d'une quinte de toux interminable. Les yeux de son fils se remplirent larmes et sa vision se troubla. La communication se coupa.

Gabriel quitta la salle et se dirigea vers la cafeteria Buzz. Un brouhaha incessant couvrait les bruits habituels des couverts. Les étudiants étaient en cercle autour de quelqu'un, mais le jeune homme ne parvint pas à le distinguer. Il joua des coudes et lorsqu'il fut suffisamment proche, il reconnut Mayz.

- C'est un robot de dernière année, tu crois ? demanda une étudiante à son camarade.

- Non, je ne pense pas, répondit-il. Les dernières années ne font pas ce genre de projet.

Gabriel réussit à se frayer un chemin près de Mayz et l'attrapa par le bras.

- Je t'avais demandé de ne pas sortir de la chambre !

L'un des étudiants qui s'était moqué de lui demanda au jeune homme, incrédule.

- Attends, c'est toi qui l'as créée ?

- Euh, oui.

Un grand homme vêtu d'un costume sombre entra dans la cafétéria, alerté par le bruit de la foule. C'était le doyen de l'université, Evio Quasaka.

- Que se passe-t-il ici ?

- Gabriel a créé un androïde, informa un étudiant.

- Qui est Gabriel ?

- C'est...c'est moi, bredouilla le jeune homme, embarrassé.

- Venez donc dans mon bureau. Et prenez votre gynoïde.

II.

Trois fois. Trois fois Evio Quasaka avait demandé à Gabriel si c'était bien lui l'auteur de ce formidable ouvrage, brillant de technologies.

- Et vous l'avez programmée pour qu'elle puisse prendre certaines libertés, si j'ai bien compris ?

Le jeune homme se sentait très mal à l'aise car la voix du doyen était sévère et pleine de reproches, pourtant il se montrait curieux et ouvert.

- Elle ne peut évidemment pas ressentir d'émotions, mais elle peut développer de la curiosité.

- Intéressant. Et surtout, bravo.

Mayz tourna la tête vers le doyen.

- Je veux moi aussi étudier comme Gabriel.

- Etudier ? répéta-t-il en ricanant. Tu veux étudier la robotique ? Eh bien, ce serait une première, mais après tout, pourquoi pas. Il s'agira d'une expérience et vous, Gabriel, vous serez chargé de noter toutes les améliorations que votre gynoïde développe.

- Mais, je... ?

- Vous l'avez créée à but expérimental, n'est-ce pas ?

- Euh, pas vraiment.

- Comment ça ?

- Je voulais juste de la compagnie.

Mayz prit la parole et interrompit le doyen qui s'apprêtait à répondre :

- Je suis son amie.

Le doyen se pinça les lèvres et posa sa main sur l'épaule du jeune homme.

- Vous devriez consulter le psychologue du campus.

- Selon les informations que je possède sur Gabriel, dit Mayz, il ne présente aucune pathologie psychiatrique.

- Le psychologue n'est là que pour échanger avec lui.

- Merci, j'y passerai, répondit simplement Gabriel en baissant le regard.

*

Gabriel poussa la porte de sa chambre d'étudiant et posa son sac de cours sur le lit. Mayz était assise à son bureau et lisait un ouvrage sur les intelligences artificielles.

- C'est fascinant ! s'exclama-t-elle sans avoir remarqué la présence du jeune homme. Oh, je suis désolée, je ne t'avais pas vu entrer. Comment se sont passés les cours aujourd'hui ?

- Merveilleusement bien, comme à chaque fois, répondit Gabriel, ironiquement. Et toi ?

- Me concernant, je dois dire que les cours de première année sont assez ennuyeux, confia Mayz qui n'avait pas saisi l'ironie des paroles du jeune homme.

- Mais tu les suis que depuis deux semaines seulement. Tu apprends très vite.

- Est-ce un problème ?

- Un problème ? Non, c'est un fait. Et c'est réellement impressionnant.

- Tu penses qu'un jour je pourrais dépasser les humains ?

- Tu les dépasses déjà, Mayz, mais tu seras toujours sous leur contrôle. Sous mon contrôle.

- Je pensais pourtant que les relations d'amitiés étaient basées sur l'égalité et l'absence de domination.

Gabriel mit du temps à répondre à cette allégation. Mayz avait raison dans un sens. Et cela lui fit prendre conscience que leur amitié était une utopie. Le jeune homme soupira et joignit les mains.

- Mayz, quand je disais que nous étions amis, c'était pas vraiment ça, tu vois...

- Non je ne vois pas, interrompit le robot.

- Rien. Parlons d'autre chose.

- Tu as vu les affiches sur les murs du couloir ? poursuivit Mayz.

- Celles sur ce concours pour partir en expédition sur Vénus ?

- Précisément. Je veux avoir la chance de découvrir cette autre planète.

- Comme beaucoup, mais les places sont rares et il faut au moins avoir un 90/100 au concours.

- Je m'y suis inscrite.

- Mais...mais tu es un robot ! s'emporta Gabriel, agacé de voir sa création prendre de telles libertés sans son accord.

- Je pense le savoir mieux que toi, Gabriel. Je serais le premier androïde à aller sur Vénus.

J'aurais une place dans l'Histoire.

- Ils ne vont pas accepter ta candidature, de toute manière.

- Erreur. Ils l'ont déjà accepté. Il ne me manque plus qu'à réussir un sans-faute au concours qui a lieu dans une semaine. Et toi, Gabriel, tu ne t'y présentes pas ?

- Il y a deux ans il y avait déjà eu un concours de ce type pour aller sur Mars, bien moins prestigieux, je te l'accorde, mais quoi qu'il en soit, j'ai eu 27/100, alors aucune chance que je réussisse celui-là.

- Tu étais en première année il y a deux ans, aujourd'hui tu as appris de nouvelles choses, tu as plus de chances de faire un sans-faute.

- Je suis bien sur mon petit satellite.

- C'est pour ça que tu pleures toutes les nuits et que tout le monde te déteste ?

- Je devrais couper tes circuits pour ce que tu viens de dire, s'indigna Gabriel.

- Ce n'est pas la vérité ou tu n'assumes tout simplement pas de vouloir rentrer sur Terre pour retrouver ta mère mourante ?

- Comment...Comment es-tu au courant de ça ? Je t'en n'ai jamais parlé.

- Je me suis introduit dans le bureau du psychologue et j'ai fouillé dans ton dossier de patient.

- Tu es complétement folle !

Gabriel n'arrivait pas à comprendre les réelles motivations de Mayz. Il ne s'agissait plus d'une simple curiosité pour l'espèce humaine, mais bien une violation de sa vie privée. Il était à la fois fasciné et terrifié par les capacités de son androïde.

- Bon, Mayz, commença le jeune homme en soupirant, on va reprendre depuis le début. Tu es ma création, je suis ton créateur. Tu as été créé dans le seul but de me tenir compagnie.

- Je respecte tes ordres, Gabriel. Tu n'as jamais mentionné le fait que je ne pouvais pas m'intéresser à toi ni à ta vie privée.

- Parce que cela me paraissait évident ! Tu peux me poser toutes les questions que tu souhaites, mais pas fouiller dans ton coin.

- D'accord, je note.

- Merci.

- Comment s'appelle ta mère ?

- Je préférerai ne pas parler de ça maintenant.

Un peu plus tard dans la soirée, les étudiants étaient invités à assister à un concert classique dans la salle de spectacle John Young. Gabriel s'était décidé à y aller, malgré la hantise de se voir ridiculiser une fois de plus devant ses camarades. Mayz insista auprès du jeune homme pour l'accompagner, mais celui-ci refusa catégoriquement. Il valait mieux préserver l'androïde des regards étrangers car, et il pouvait en témoigner, ils n'avaient rien de bienveillant.

Mayz abandonna l'idée et se mit en charge avant l'heure prévue, une manière pour elle de montrer son mécontentement. Le robot avait une autonomie de douze heures et chaque nuit, elle se branchait à une alimentation et mettait son système en veille.

Gabriel enfila un costume trop grand qui ne mettait pas en valeur ses fines épaules et se coiffa sans même se regarder dans un miroir. Il quitta sa chambre et rejoignit la salle John Young. Celle-ci était magnifiquement décorée et s'y l'on croit les mots du fondateur de l'université lui-même, c'était la plus belle salle de spectacle que l'on pouvait rêver pour un lieu aussi pretigieux.

Gabriel avait déjà assisté à des représentations, mais cela ne l'empêchait pas d'être de nouveau captivé par la beauté des dessins antiques sur les murs et les statues en marbre surplombant la scène.

Le jeune homme prit place à l'écart de la foule, sur un siège situé près de l'entrée. Officiellement parce qu'il les trouvait plus confortables, en réalité pour s'éloigner du groupe d'étudiants qui le fixaient depuis un quart d'heure et se moquaient.

Le concert débuta par une vidéo holographique, accompagnée par l'orchestre symphonique retraçant les missions lunaires qui ont conduit à la création de l'université Neil Armstrong. Cette rétrospection, tous les étudiants l'avaient déjà visionnée des centaines de fois. La vidéo passait en boucle sur tous les écrans de veille du campus.

Gabriel écourta son plaisir pour rejoindre l'amphithéâtre Apollon XIII, au deuxième étage. Il s'assit à sa place habituelle et regarda simplement la surface lunaire éclairée par le soleil malgré l'heure tardive. Les jours sur l'astre duraient quinze jours terriens et les nuits également. L'heure lunaire avait pour référence le site de Cap Canaveral en Floride.

Le jeune homme songea à sa mère qui devait être en train de dormir. Il sortit une photographie de sa poche de costume. On le voyait enfant accompagné de sa mère et de son père dans un champ de blé. Ils s'y promenaient en famille sous un soleil radieux et un ciel d'un bleu azurien. C'était un paysage reposant pour Gabriel, un calme qu'il n'avait jamais su retrouver sur la Lune. Certes, le satellite lui paraissait moins hostile qu'à son arrivée, il y avait trouvé un équilibre et une forme de sérénité, mais rien de comparable à l'harmonie terrienne. Tous les étudiants étaient confrontés au moins une fois dans leurs études à la nostalgie de la Terre. Cela portait même un nom, le mal lunaire. Pour lutter contre, l'université autorisait leurs élèves à rentrer sur Terre lors des voyages retours des nouveaux diplômés. Malheureusement, les demandes étaient nombreuses et les places très limitées. Il fallait s'y prendre des mois à l'avance pour, la plupart du temps, essuyer un refus.

Certains se contentaient de quelques sorties hors-habitat pour se sentir un peu plus près de la Terre, mais elles étaient régulées pour éviter les accidents. L'année précédent l'arrivée de Gabriel, deux étudiants s'étaient amusés à voler un rover pour s'aventurer sans précaution sur la surface. Ils furent retrouvés morts quelques heures plus tard, n'ayant pas pris soin de vérifier le niveau d'oxygène disponible dans leurs combinaisons.

Gabriel rangea la photographie et s'approcha du hublot.

Pensif, il aperçut une forme indistincte au loin. Celle-ci avançait vers la base. Il reconnut alors le visage de sa mère. Après plusieurs clignements d'yeux, elle disparut. Ce n'était qu'un mirage.

Le jeune homme ne retint pas ses larmes. Vidé de toute joie, il se laissa tomber à genoux, le regard levé vers ce demi-rond bleu qui, à cette distance, ne ressemblait pas plus à la Terre qu'à une vulgaire tâche de peinture sur une toile noire.

III.

- Ton putain de robot s'est inscrit au concours ! s'écrira l'un des étudiants qui harcelaient Gabriel.

- Je sais, et qu'est-ce que j'y peux moi ? répondit le jeune homme, assis autour d'une table de la cafétéria.

- Annule sa candidature ! C'est pas juste, elle a cent fois plus de chances que nous de gagner !

- Je ne peux pas l'annuler, sa candidature a été accepté par le jury. Faut croire qu'ils sont ouverts d'esprits finalement dans cette univer...

L'étudiant le saisit par le col violemment et le força à se lever de sa chaise sous le regard étonné des autres étudiants présents.

- Lâche-moi ! cria Gabriel en se débattant, mais son agresseur referma ses mains autour de son cou.

- C'est le rêve de ma vie d'aller sur Vénus ! Tu crois que je vais me laisser dépasser par un robot de merde ! Ça t'avait pas suffit qu'on salisse tes tableaux !

- Ça suffit ! cria une étudiante qui tenta de dissuader son camarade.

Elle fut très vite aidée par d'autres élèves et Gabriel put s'échapper de l'emprise de son agresseur. Après cet incident, le jeune homme fut déterminé à convaincre Mayz de se retirer du concours, d'autant plus que les épreuves étaient dans quelques heures à peine.

Il galopa vers sa chambre et retrouvit Mayz.

- Il faut qu'on parle.

- Tu veux me dissuader de participer au concours ? Gabriel, réfléchis. Si je gagne, et je gagnerai, tu seras à jamais l'humain qui a créé le premier androïde à être allé sur Vénus !

- Mayz, soupira le jeune homme, les autres étudiants sont au courant et ils s'en prennent à moi...

- C'est de la jalousie, ils sont humains après tout. Tu verras qu'ils n'auront rien à dire lorsque les résultats tomberont. Je te le promets, de robot à humain.

- Qu'est-ce que tu ne comprends pas quand je te dis qu'on m'a agressé pour que j'annule ta candidature ! Ça devient trop difficile à vivre, tout ça..

- Tout ça quoi ?

- Toi, les autres, la Lune...

- Gabriel, je ne veux que ton bien.

Le jeune homme s'assit sur son lit et passa une main sur son visage. Mayz prit place à ses côtés et demanda :

- Si tu ne te sens pas bien ici, pourquoi ne rentres-tu pas sur Terre ?

- C'est une immense chance de pouvoir étudier dans cette université, si je décide de partir, je n'aurai plus jamais de telles opportunités.

- Alors laisse-moi gagner ce concours, suggéra Mayz en forçant un sourire.

Gabriel accepta à contre-cœur et l'androïde se présenta à l'examen. Dotée d'une mémoire impressionnante, Mayz obtint la première place du concours avec une note de 99/100. L'erreur était volontaire. Le robot ne voulait pas que l'on puisse croire qu'elle avait triché. A l'annonce des résultats, un long silence pesa dans l'assistance. Gabriel, en retrait, vit des centaines de regards se poser sur lui. Tous les visages affichaient la même expression : un mélange de dégoût et d'agacement. Mayz avait été choisi pour participer à la mission sur Vénus, celle qui faisait rêver tant d'étudiants. Tandis que certains quittaient la salle, déçus, d'autres laissèrent leurs insatisfactions se faire entendre.

- C'est une honte ! C'est de la triche !

- J'ai eu 87/100 ! J'aurais pu être pris à la place de ce robot !

- Cette gynoïde n'a rien à faire dans cet établissement !

Une pluie d'insultes se déversa sur Gabriel qui tenta de se justifier. Le doyen, présent dans la salle fit taire la foule et s'exprima :

- Certes, la participation d'une intelligence artificielle à ce genre de concours organisé par l'université est inédite et relève en effet de la triche. En revanche, l'étudiant qui l'a créé n'est pas dans l'illégalité puisque selon les principes de notre école, n'importe qui peut jouir de la liberté de création. Aucune règle ne permet de le sanctionner. Cette gynoïde a bel et bien remporté ce concours, mais elle ne partira pas sur Vénus avec une équipe d'astronautes. Ce privilège revient à son créateur.

Mayz, qui ne s'était pas exprimée depuis l'annonce des résultats, tourna la tête vers Gabriel et lui lança un sourire. Le jeune homme comprit alors qu'elle avait participé à ce concours uniquement pour le faire gagner. Il fut alors partagé entre la colère d'une telle situation et la joie de pouvoir rejoindre la seconde planète du système solaire, mais très vite, un sentiment prit le dessus. La solitude. Se savoir seul face à une foule qui le déteste, ne pas pouvoir s'échapper, quitter la planète, fuir le temps d'une pause, devoir affronter une haine collective, sans aide ni soutien.

- Refaites le concours ! suggéra un étudiant avant de voir sa proposition refuser par Monsieur Quasaka.

Gabriel sentit sa tête flotter, il n'entendait plus les cris autour de lui, seulement les battements répétés de son cœur en détresse. Puis il perdit connaissance.

Le jeune homme se réveilla quelques heures plus tard à l'infirmerie. A son chevet, Mayz tapotait son front avec un gant humide.

- Les autres n'ont pas apprécié que je gagne, dit-elle en affichant une mine neutre. Je ne pensais pas qu'ils se retourneraient contre toi aussi. Mon but était de t'offrir cette mission, que tu puisses entrer dans l'Histoire et qu'enfin les gens connaissent ta vraie valeur.

- Je ne veux pas partir sur Vénus, Mayz, confia Gabriel, à demi-voix. Je veux rentrer chez moi.

- Tu ne peux refuser cette chance.

- Il y a des choses plus importantes que de prouver aux autres ce que l'on vaut. Je sais qui je suis et ceux qui voudront le savoir devront faire preuve de curiosité. Ma mère est sur Terre, elle est très malade et elle souffre. Je ne veux plus avoir à gaspiller mon temps sur cet astre maudit pendant que ma seule famille meurt.

- Je ne comprends pas.

- Tu n'as pas besoin de comprendre. J'ai eu tort de penser qu'un robot pouvait combler ma solitude.

Les larmes aux yeux, le jeune étudiant se redressa et posa sa main sur la nuque du robot. Il désactiva les transmissions de Mayz et celle-ci se figea, désormais incapable du moindre mouvement.

- Désolé, Mayz.

*

- J'avoue avoir du mal à saisir, fit remarquer le doyen, assis derrière son bureau. Vous refusez la mission vers Vénus et souhaitez rentrer chez vous ?

Gabriel, debout face à lui, hocha simplement la tête.

- Et que faites-vous de votre gynoïde ?

- Je l'ai désactivé. Elle ne causera plus de soucis.

- Eh bien, c'est dommage de devoir en arriver là. Votre création était un formidable outil et réussir à concevoir une telle intelligence à votre niveau d'études, c'est impressionnant. Cependant, je dois admettre que beaucoup d'étudiants se sont plains de son existence, notamment lors des résultats du concours. Cela a mis en évidence les failles du règlement de notre école. On ne peut désormais plus accepter la participation d'étudiants non-humains. Concernant votre demande de retour sur Terre, je vais tout faire pour qu'elle vous soit accordée. Le prochain départ est dans deux mois.

- Merci, Monsieur, répondit Gabriel, satisfait.

Comme promis, huit semaines plus tard, le jeune homme embarqua à bord du vaisseau retour. Il fallait compter deux jours et demi de trajet, à peine plus court que le temps qu'avait mis les premières missions Apollon. Pourtant, Gabriel trouva le temps qui le séparait de sa planète interminable. Il avait choisi de ne pas prévenir sa mère de son retour. Un mélange d'excitation et d'anxiété lui faisait craindre sa réaction.

Le voyage s'était passé sans encombre. Il restait néanmoins trois étapes à son voyage. Une semaine de confinement obligatoire, un trajet en avion, trois heures de taxi.

Arrivé devant la maison dans laquelle il avait grandi, Gabriel sentit son pouls s'accélérer. Il longea le jardin et poussa la porte. Sa mère ne la fermait jamais, elle ne craignait pas les voleurs puisque l'habitation la plus proche était à presque un kilomètre.

Le jeune homme ne trouva pas sa mère au rez-de-chaussée et décida de monter à l'étage.

Là, il l'aperçut enfin, dans sa chambre, allongée sur le lit. Elle se reposait, un rayon de soleil éclairée son visage et n'allait pas tarder à la réveiller.

Elle ouvrit les yeux et Gabriel s'approcha pour lui prendre la main. Il ne voulait pas la surprendre, mais sa joie était telle qu'il n'avait pu résister.

- Je suis rentré, maman, annonça-t-il.

La femme eut un instant d'hésitation avant d'éclater en sanglot. Elle n'aurait jamais espéré le retour de son fils si tôt et le voir devant elle lui donnait l'impression d'être face à un fantôme.

Elle s'assit sur le lit et prit dans ses bras son enfant. Son étreinte était douce et rassurante pour Gabriel qui n'avait eu autour de lui durant trois ans que de l'amertume et du rejet.

- Quand retournes-tu sur la Lune, mon Gabi ? demanda la femme, le regard larmoyant.

- Je n'y retourne pas, maman. Ma place n'est pas là-bas. Elle est ici, à tes côtés.

- Mais tes études ! Ton diplôme !

- Ne t'en fais pas, il y a de très bonnes universités sur Terre aussi.

En fin de journée, ils partirent se promener dans la clairière derrière la maison. Le soleil déclina, peignant le ciel de diverses couleurs et la Lune fit son apparition.

Une légère brise rappela à Gabriel le parfum de la Terre et lui donna espoir en l'avenir. 

@paulinedjrdauteure
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