Postérité Artificielle

18/11/2021


Un jeune talent

Dogg'ly, de son vrai nom Nathan Swann, a été bercé par la musique dès son plus jeune âge. A 8 ans, son grand-père lui apprend à jouer du piano, mais très vite, il s'intéresse à la guitare électrique et au chant. A seulement 13 ans, il écrit et interprète ses premières chansons dont A little song for you qui le fera connaître en France. C'est à 17 ans qu'il sort son premier album de Rock'n'Roll après avoir essuyé de nombreux refus venant de maisons de disques sceptiques. Those who live est un succès national, mais Dogg'ly rêve de conquérir la scène internationale. Il joue son premier concert à l'étranger dans la capitale anglaise et commence alors à se faire connaître en Europe. C'est avec son second album Better than me que sa renommée va devenir mondiale, notamment grâce à Crying for help, la chanson la plus écoutée sur les plateformes de streaming. A 20 ans, Dogg'ly sort un troisième album With you or nothing qui le consacrera Maître du Rock, un surnom que le chanteur a toujours refusé. Aujourd'hui Dogg'ly, à seulement 22 ans, est la personnalité la plus influente et la mieux payée sur Terre. Son salaire avoisinerait les cinquante millions de dollars par mois !

Une voix à la Freddie

Le talent de Dogg'ly lui vient évidemment de sa voix que l'on compare souvent au célèbre chanteur du groupe Queen, Freddie Mercury. Pour Dogg'ly, son incroyable timbre de voix serait le résultat de nombreuses années d'entraînement sous la tutelle de son professeur de chant, Guillaume Aragon. Il le remercie d'ailleurs souvent dans les interviews qu'il donne aux médias.

« Guillaume, c'est bien plus qu'un professeur de chant pour moi, c'est un de mes plus fidèles amis, sans doute le seul à qui je peux parler de ce qui me tracasse. » a-t-il confié à une chaîne de télévision italienne.

Le représentant du New Rock'n'Roll

Alors que le Rock s'effaçait peu à peu des usages musicaux, Dogg'ly a su le remettre au goût du jour en y incorporant des instruments modernes. Il donne une image innovante de ce genre oublié. Son style est inspiré du chanteur Elvis Presley, mais avec des fantaisies modernes comme des manches décousues qui lui assurent une meilleure liberté de mouvement durant ses shows énergiques. D'autres artistes ont suivi son exemple, parmi eux on peut citer : Blaise Lo' et Shii Moani.

Un succès interplanétaire

Inédit depuis les débuts de l'industrie musicale : Dogg'ly est le premier artiste à avoir donné un concert sur la Lune, à l'occasion de l'anniversaire du doyen de l'Université lunaire de Neil Armstrong, Evio Quasaka . Ce concert a été retransmis sur Terre...et sur Mars ! Les astronautes et les chercheurs présents sur la planète rouge ont ainsi pu profiter de ce spectacle.

Dogg'ly n'est très actif sur les réseaux sociaux. Pourtant il compte 4,5 milliards de fans. Il a néanmoins promis il y a deux ans de tous les inviter à un évènement, malheureusement on doute que cela soit possible. Affaire à suivre...

Manon Sylvia, journaliste à la rédaction de Journal des Mondes

I.

- On peut pas se permettre d'annuler trente-six dates de concerts pour un simple rhume, Nathan ! Ce serait des millions de pertes pour l'agence et pour toi aussi.

Assis sur un fauteuil rouge en velours, Nathan faisait face à son agent artistique. Il avait une mine affreuse. Sa peau était pâle et d'importantes cernes s'étaient formées sous ses yeux. Vêtu d'un simple survêtement gris, le chanteur faisait tourner entre ses doigts un stylo au nom de la maison de disques ReFuze.

- Je sais, je sais...mais je n'arrive plus à suivre...Entre les tournées, les promotions et les interviews, je n'ai même plus le temps d'écrire les chansons du prochain album.

- Eh bien, peut-être que maintenant, après des années de réticences, tu accepteras d'engager un parolier.

- Ma musique n'a plus aucun sens si je ne l'écris pas de mes mains.

- Mon dieu comme tu es têtu...

Nathan sortit un mouchoir de sa poche et éternua dedans.

- Je demande juste, pour la première fois en presque dix ans de carrière, quelques mois de vacances. Je pourrais avoir l'esprit tranquille pour finir d'écrire mes chansons et je reviendrais reposé et prêt à attaquer des milliers de tournées s'il le faut !

- Je n'annulerai pas ces trente-six dates, tu m'entends !

- Bordel, mais que faut-il faire pour être écouté ici ?

- Commence par mieux t'habiller. Des dizaines de journalistes visitent nos locaux chaque jour, s'ils te croisent, ils n'hésiteront pas à te prendre en photo pour leur nouvel article à sensation : Dogg'ly est-il devenu accro au crack ?

- Non, ça c'était déjà la une de Star Mag' la semaine dernière, ironisa Nathan en enfilant la capuche de son sweat-shirt.

- La ferme...et fiche le camp !

- J'comprends pas, c'est toi la star ici ou c'est moi ?

- Ecoute...Je vais parler avec mes associés et je t'appelle la semaine prochaine.

- O.K.

- Et rappelle-toi que t'as signé un contrat qui te lie à nous pendant des années.

- Je n'oublie pas...

Nathan quitta la salle, traversa les longs couloirs de la maison de disques et rejoignit son chauffeur qui l'attendait dans le parking. Les vitres de la voiture étaient teintées et pour la première fois depuis une semaine, le chanteur se voyait en reflet. Il n'était plus celui que les médias mettaient en avant, celui que le public admirait. Il était devenu un homme sans visage, un inconnu pour lui-même alors qu'une foule l'acclamait devant l'établissement. Le chauffeur lui ouvrit la portière et il prit place à l'arrière de la voiture. Il boucla sa ceinture et posa son coude sur le rebord de la fenêtre. Il avait tant à penser, mais laissa son esprit se vider.

A l'extérieur, une vingtaine de personnes hurlaient son nom, brandissant des posters, des t-shirts et toutes sortes d'objets à son effigie. Le chauffeur démarra la voiture et quitta le parking.

Dès qu'ils aperçurent le véhicule, les fans l'encerclèrent comme les prédateurs d'un grand mammifère. Ils collaient leurs visages contre les vitres et criaient leur joie d'être si près de leur héros. Nathan tentait de dissimuler son visage avec ses mains pour éviter les photos volées de paparazzi malhonnêtes. Le conducteur klaxonnait à outrance, mais rien ne faisait fuir les fans. Certains tentèrent de freiner les coups d'accélération du chauffeur en grimpant sur le capot avant de la voiture.

- Monsieur, dois-je appeler la police, demanda le chauffeur en sortant son téléphone de sa poche. Ils sont bien trop nombreux, nous risquons de rester coincés là longtemps.

- La police aurait déjà dû être sur place...grinça Nathan, impatient de rentrer chez lui.

Le conducteur composa le numéro de la police et leur expliqua la situation. Trois minutes plus tard, il raccrocha et s'adressa au le chanteur :

- Ils arrivent dans vingt minutes. Il y a beaucoup de circulation à cette heure-ci.

- Vingt minutes ? Ne comptez pas sur moi pour attendre vingt minutes dans cette voiture.

Nathan força la portière au risque de blesser un fan. Il parvint à s'extirper du véhicule et cria à l'attention de la foule hystérique :

- Dégagez ! Laissez-nous passer ! Vous n'avez pas le droit d'être ici ! La police arrive !

Les hurlements des fans couvraient entièrement les appels du chanteur. Une femme de son âge réussit à s'approcher suffisamment de lui pour lui voler un baiser avant d'être éloignée par un vigile. Les flashs des photographes avaient capturé cet instant. Nathan essuya sa bouche avec sa manche. Il ne se laissa pas démonter par la situation et, dans un élan de colère, frappa au visage le premier fan à sa gauche. Celui-ci s'écroula au sol, assommé par le coup. Les paparazzi s'affolèrent et les fans poussèrent des cris sauvages. Nathan rentra dans la voiture et fit signe au chauffeur de forcer le passage.

L'action du chanteur avait partiellement dégagé la route et le conducteur saisit cette occasion pour extirper le véhicule de la foule.

Sur le trajet qui menait à sa villa, Nathan regardait le paysage défiler, le cœur battant. Frapper un fan, et il le savait, allait lui apporter beaucoup d'ennuis, mais quelque part, c'était le signe que sa situation mentale devenait préoccupante.

Pour se détendre les nerfs, le chauffeur alluma la radio. Jean-Pierre Schmidt, l'animateur de la dernière émission existante, annonça un triste nouvelle :

- Et c'est avec peine que l'on apprend à l'instant la mort de l'acteur Billy Lion, à seulement vingt-neuf ans. Il aurait succombé à une crise cardiaque. Ses fans, sous le choc, sont déjà réunis autour de sa demeure de Greenwich à Londres et prient ensemble la mémoire de leur idole. Pour rappel, Billy Lion a joué dans une trentaine de films dont on peut citer Soleil levant, Ici ou jamais et Monsieur Personne. Il a décroché son premier rôle à l'âge de douze ans et depuis était très actif. Engagé dans la cause animale, il était le fondateur de l'association Rights 4 Animals créée à l'occasion de la sortie de son avant dernier film, La couleur des océans.

- Au moins lui, il ne risque plus de se voir emmerder par des fans hystériques ni de se voir refuser quelques mois de vacances...dit le chanteur en se mouchant.

- Je suis quasi sûr qu'il a orchestré sa mort pour faire grimper sa popularité.

- Qu'est-ce qui vous fait dire ça ? demanda Nathan, intrigué par cette réflexion.

- Je plaisante, Monsieur Swann, s'amusa le chauffeur, mais ça faisait des mois qu'il était mêlé à une sale affaire de viol sur mineur, alors maintenant, il ne risque plus d'être inculpé de quoi que ce soit.

Nathan ne répondit pas. Il voyait en ce possible mensonge de Billy Lion un coup de génie et cela lui donna une idée. Il saisit son téléphone portable et appela Guillaume Aragon, son professeur de chant. Il ne répondit pas et Nathan laissa un message vocal sur son répondeur.

- Guillaume, tu pourrais passer chez moi à vingt heures ? N'amène rien, j'ai du whisky à la maison.

Le chauffeur entra dans la propriété du chanteur et gara sa voiture dans le garage. Il ouvrit la portière à Nathan qui le salua poliment. Ce dernier s'était calmé, il affichait une mine détendue.

La villa du chanteur était immense. On avait du mal à croire qu'il y vivait seul depuis sa majorité. Le salon était moderne et contenait quelques touches de décorations notables comme une reproduction de la guitare de Jimmy Hendrix ou un poster géant du groupe Nirvana. Son canapé noir en cuir faisait face à une télévision murale équipée du dernier système holographique du marché, permettant notamment l'affichage couleur en trois dimensions des programmes.

Lorsqu'il parvenait à s'offrir quelques heures de répit, Nathan aimait bien lire des romans policiers. Il s'essayait parfois à l'écriture de quelques nouvelles, mais il n'était jamais satisfait de ses histoires. Il jugeait son style pas assez attrayant pour être lu. Ecrire lui offrait un moyen d'évasion, un univers dans lequel il pouvait se retrouver seul et s'inventer d'incroyables récits.

C'est en sentant une odeur qui venait de la cuisine, que Nathan réalisa qu'il n'avait même pas pris le temps de manger ce midi. Un rôti de porc de la veille pourrissait dans le four. Il le sortit et le jeta à la poubelle puis il ouvrit son réfrigérateur. Deux carottes noircies se battaient pour être vues, dissimulées sous quelques feuilles de salades flétries. Une bouteille de champagne, de rhum et de whisky, toutes les trois déjà bien entamées. Des pots de moutarde vides depuis des mois. Cette vision n'inspira rien de particulier à Nathan, il avait pris l'étrange habitude de ne commander ses courses que lorsque son réfrigérateur criait famine.

Il prit son téléphone portable et passa commande auprès d'une pizzeria de la ville. Quelques minutes plus tard, il vit un drone survoler sa pelouse et déposer délicatement son repas sur la table du jardin. En ouvrant la porte d'entrée, il fut surpris, mais bien heureux de voir Guillaume qui tenait le carton de pizza entre ses mains. Le drone venait à peine de s'envoler en direction de sa prochaine livraison.

- J'ai vu ton message tardivement et j'ai fait ce que j'ai pu pour venir.

Il avait confié à son ami les clés de sa villa par facilité. Ainsi, ils se voyaient au moins une fois par semaine.

- Entre, entre, fit Nathan en se décalant pour le laisser passer.

Guillaume déposa la pizza sur la table du salon et balaya la pièce du regard. Malgré qu'il y ait été habitué, il était toujours aussi impressionné d'entrer dans une demeure de cette taille, lui qui vivait dans un appartement de quarante mètres carrés avec sa femme et son fils.

- Tu avais une voix bizarre dans ton message ? Tu es sûr que ça va ? s'inquiéta-t-il en se tournant pour faire face au chanteur.

- Je vais être direct, tu me connais, je n'aime pas passer par quatre chemins. Je veux faire croire à ma mort, que le monde entier pense que j'ai eu une maladie subite, un accident, peu importe, mais je veux que l'on me pense mort.

Guillaume plissa les sourcils et entrouvrit la bouche avant de s'esclaffer :

- Qu'est-ce que c'est que cette idée, Nath' ?

- Je suis très sérieux.

- A quoi ça rime cette farce ?

- Ce n'est pas une blague que je veux faire à mes fans, c'est une décision irrévocable.

Guillaume s'appuya contre la table et secoua négativement la tête.

- Attends, je ne comprends pas...Tu veux mettre fin à ta carrière ? et l'argent ? tu n'en recevras plus.

- J'ai suffisamment d'économies pour vivre jusqu'à trois cent ans.

- C'est de la folie ! Et ta famille, tu ne vas pas leur mentir tout de même ?

- Je n'ai plus de contact avec eux depuis plus d'un an. Crois-moi, ils ne viendront même pas à mon faux enterrement.

- Parce que tu as prévu de faire un faux-enterrement par-dessus le marché !

- Ecoute, je sais que tu penses que c'est du délire, mais ça fait un moment que je réfléchis à la possibilité d'arrêter ma carrière, sauf que j'aurais toujours des responsabilités, une image à tenir, et il y a ce fichu contrat que j'ai signé chez ReFuze...

- Tu n'aimes plus la musique ?

- Bien sûr que si, j'aime et je ne cesserai jamais d'aimer, d'écouter et de produire de la musique, mais plus pour cette industrie.

Nathan posa la main sur l'épaule de son ami.

- J'ai besoin de ton aide, Guillaume. Je ne peux faire confiance à personne d'autre.

- Mais comment veux-tu que je t'aide, moi ? Je n'ai jamais dû faire croire à la mort de quelqu'un...

- Je n'y ai pas encore réfléchi, en effet.

- Cette décision est précipitée à mon sens, Nath'.

Le chanteur s'assit autour de la table et invita Guillaume à faire de même. Il ouvrit le carton de pizza et prit une part dans ses mains.

- Et si, je payais des médecins pour des faux examens et ordonnances prouvant que j'étais très malade depuis plusieurs mois, atteint d'un cancer ou du sida, quelque chose comme ça.

- Mais c'est horrible...

- Ce n'est pas le cas, évidemment, mais ça pourra justifier mon agissement envers cette fan tout à l'heure. Les gens diront que ma maladie m'a fait perdre la tête.

- De quoi tu parles ?

Nathan croqua dans sa part de pizza et répondit en mâchant :

- Hm, ch'ai frappé une femme en ch'ortant de mon entretien avec mon ach'ent.

- Tu as quoi ? Mais qu'est-ce qui t'as pris ?

- Peu importe. L'important, c'est de rendre crédible le tout. J'achèterai le silence de ceux qui m'aideront.

Guillaume passa une main sur son visage et laissa s'échapper un long soupir.

- Tu es sûr qu'il ne reste plus que cette solution ?

- Oui. J'en suis sûr.

Nathan finit sa part de pizza et laissa un silence s'installer. Son ami le fixait comme s'il tentait de percer un mystère.

- Tu veux du whisky ? proposa le chanteur pour détourner le sujet.

- C'est pas assez fort...

Dès le lendemain matin, Nathan prit contact avec une dizaine de personnes et les mit dans la confidence. Il leur attribua un rôle. Certains devaient préparer de fausses funérailles ou lancer la nouvelle de sa mort dans les médias, d'autres créer de faux documents crédibles. Les contributeurs recevraient à la fin de leur tâche un honorable montant.

Le chanteur loua un jet-privé en toute discrétion avec l'intention de rejoindre un petit coin de Suisse méconnu pour y passer des jours heureux. Il dit au revoir à Guillaume qui l'avait accompagné à l'aérodrome, le prit dans ses bras assez fort pour ne pas oublier son étreinte et monta dans le jet. L'engin décolla et quitta la France.

Quelques heures plus tard, le monde apprit la nouvelle.

Dogg'ly était mort.

Des milliers de fans s'étaient aussitôt réunis sur la place de la Concorde. D'autres grandes villes comme Lyon, Bordeaux, Marseille et Lille virent une foule se former dans leur centre-ville. En dehors de l'hexagone, des rassemblements ne se firent pas attendre.

Les chaînes de télévision diffusaient en boucle le portrait du chanteur.

« Dogg'ly, l'immense star internationale nous a quitté aujourd'hui. Il allait avoir vingt-trois ans le mois prochain. C'est une vague d'émotion et de tristesse qui traverse le monde en ce terrible jour. Selon les informations communiquées par son médecin personnel, il souffrait depuis plusieurs mois déjà d'une grave maladie. Ces funérailles publiques auront lieu ce jeudi dans le cimetière de Saint-La-Croix, village où il se rendait souvent lorsqu'il était enfant. »

II.

Hubberfon était un de ces villages de montagne où les rares habitants, des retraités en quête d'une tranquillité funèbre, restaient cloîtrés chez eux. L'endroit idéal pour vivre caché. Nathan commençait à s'habituer à sa nouvelle vie. La journée, il s'asseyait sur la terrasse de son chalet et écrivait des chansons. Evidemment, elles ne seraient jamais enregistrées, mais il prenait plaisir. Plus de pression de la part de son agent, de ses fans, ni même de quiconque. Pour la première fois depuis longtemps, Nathan se sentait libre.

Le jeune homme avait assisté à ses propres funérailles via le vieux poste de télévision du salon, le genre d'antiquité que l'on trouve dans un musée. Toutes les plus grandes chaînes avaient retransmis l'événement.

Des visages inconnus pleuraient, criaient, des corps se tordaient, des mains se joignaient pour la prière. Toute cette attention ne manqua pas de déstabiliser Nathan. Une journaliste avait interviewé la mère du jeune homme, accablé par la mort de son fils :

- On ne nous a même pas laissé voir le corps pour nous recueillir...Nous n'avons pas pu lui dire un dernier au revoir.

Les larmes de sa mère causèrent les siennes. Il était en conflit avec les membres de sa famille depuis un certain moment, mais cela ne l'empêchait pas de ressentir de la peine face à leur souffrance.

Guillaume avait assisté à son enterrement. Il lui avait transmis un message à propos :

Je n'ai même pas eu besoin de me forcer à pleurer. Les hommages étaient tellement beaux et sincères, que j'avais vraiment eu l'impression de t'avoir perdu.

Un mois après son départ de la France, Nathan s'intéressait de moins en moins aux nouvelles à son sujet. Il ne prenait plus le temps de regarder les documentaires sur lui qui passaient en boucle à la télévision. Le jeune homme s'était lassé des éloges et des sentiments mielleux qu'il percevait. Pourtant, un soir, dans la perspective d'échapper à son ennui, il décida de s'informer.

Un verre de whisky à la main, Nathan ouvrit ainsi le tiroir de son bureau et saisit une tablette tactile aussi fine qu'une feuille de papier. Il l'alluma et parcourut les récents articles. Le dernier en date était une interview d'un fan incontesté du chanteur, selon ses propres dires. Un passage interpella le jeune homme.

Je sais que ce n'est pas le vrai Dogg'ly, mais il lui ressemble comme deux gouttes d'eau et surtout, il a la même voix. Le Nouveau Dogg'ly est plus proche de ses fans que l'ancien ne l'a jamais été.

- L'ancien ?! s'exclama Nathan derrière son écran. (Il tâcha son pantalon par quelques gouttes de whisky.) Comment peuvent-ils m'appeler l'ancien ?

Après quelques recherches plus approfondies, il découvrit une vérité à laquelle il ne s'était jamais préparé. Un androïde avait prit sa place et tout ce qu'il avait construit. Une machine à son image, faite de câbles, d'électroniques, et de métaux se faisait ainsi nommer Dogg'ly. Il répondait aux interviews, chantait à ses concerts et soignait son apparence lors de bal de charité. Tout le monde le savait et personne n'y trouvait à redire. L'ancienne maison de disques de Nathan, ReFuze avait usé de leurs droits pour continuer à tirer profit du chanteur. Le jeune homme n'avait pas pris le temps de lire les lignes du contrat et désormais, il se sentait abusé, trompé et bien malheureux d'avoir quitté la scène.

Les jours qui suivirent, son véritable nom s'effaçait. On ne parlait plus que de Dogg'ly, Nathan Swann n'était plus qu'un nom sur une pierre tombale, qu'une funeste pensée que l'on aimait oublier. Une sorte de jalousie naquit chez le jeune homme.

Nathan n'en voulait pas à ses fans. D'une certaine manière, il comprenait l'intérêt qu'ils portaient à ce nouveau Dogg'ly. Il avait ses qualités, sans traîner derrière lui une liste de défauts. De plus, celui-ci ne se fatiguait jamais. Il n'avait pas besoin de faire de pause lors d'un concert, ni même de réclamer des vacances entre deux tournées. Ce dispositif avait déjà été mis en place pour d'autres artistes, mais à la différence qu'eux, étaient bien morts.

Un matin, il reçut un message de Guillaume :

Les gens qui étaient attristés de ta mort, se réjouissent maintenant de ce faux toi. Autour de moi, tout le monde agit comme si les hommages qu'on t'avait rendus n'avaient été qu'une cérémonie d'au revoir pour accueillir une meilleure version de toi. Nath', tu ne peux pas laisser un androïde prendre ta place ! C'est le moment de revenir, de créer l'évènement et de t'imposer pour ne plus jamais subir la pression de ReFuze, des fans ou de quiconque souhaitant se mettre en travers de ton chemin. Prouve au monde que tu peux gérer à ta manière ta vie d'artiste. Deviens ce nouveau Doggl'y que la Terre attendait !

Nathan n'y répondit pas. Les mots de son ami lui firent prendre conscience que feindre sa mort avait peut-être été réfléchi trop à la légère. Il n'avait pas calculé tous les paramètres nécessaires pour élaborer ce genre de plan.

Le jeune homme se servit un verre de whisky, le troisième depuis huit heures du matin. Il n'avait pas dormi de la nuit, Doggl'y l'obsédait. Il considéra alors avec attention le conseil de Guillaume. Revenir. De nombreuses questions se posaient : Comment allait-il expliquer sa mort ? Allait-il dire la vérité ? Inventer un mensonge ? Comment allait-il réussir à faire oublier cette machine usurpatrice à son public ? Par quels moyens allait-il s'émanciper de l'industrie musicale pour continuer à créer ?

Il n'avait aucune réponse et l'esprit trop ivre pour oser y réfléchir.

III.

Nathan était méconnaissable. Avachi sur son lit d'hôtel, il entamait sa deuxième bouteille de whisky. Il avait le visage tourné vers la fenêtre et ses yeux fixaient un panneau publicitaire holographique annonçant un futur concert de Doggl'y à Lyon.

Cela faisait une semaine qu'il était rentré en France. Il avait pris soin d'organiser une grande cérémonie dans la capitale et d'y convier une centaine de journalistes pour annoncer son retour à la presse. Nathan avait fait le choix de dire la vérité, au risque de vexer ses plus grands fans. Il n'espérait donc pas une pluie d'éloges pour ce qu'il avait fait, mais au moins une certaine reconnaissance vis-à-vis du mal-être qu'il avait ressenti et qui l'avait poussé à organiser sa mort.

Salle de spectacle, champagne et danseuses, tant d'efforts pour une poignée de journalistes distants, inintéressés, qui s'amusaient à poser des questions inutiles. « Aimez-vous la Suisse ? » avait par exemple posé un jeune reporter.

La nouvelle n'avait pas fait grand bruit, ignorée par la presse, et pendant ce temps, l'usurpateur conquérait les foules.

Un avocat avait réussi à faire valoir les droits de ReFuze et à demander réparation auprès de Nathan pour la gêne occasionnée. Grâce au nouveau système judiciaire ultra-performant, le jugement avait été rendu le jour même et le jeune homme avait été contraint de verser à la maison de disques des milliards d'euros. Il ne lui restait plus que quelques centaines de milliers d'euros, suffisant pour se payer une belle voiture et une chambre d'hôtel dans le cinquième arrondissement de Paris.

Nathan, à demi-endormi sur un lit couvert de pizza séchées et de glaces fondues, sortit son téléphone portable de sa poche et appela Guillaume. Il lui demanda de le rejoindre Boulevard Saint-Michel pour le déjeuner. Bien qu'il n'habitait pas loin du lieu de rendez-vous, Nathan prit sa voiture pour s'y rendre. Il n'était pourtant pas en état de conduire, mais l'idée de marcher une quinzaine de minutes lui donnait la nausée. D'ailleurs, à chaque mouvement de volant, il se demandait s'il n'allait pas rendre son repas de la veille.

Devant le restaurant qu'il avait choisi, un italien étoilé, Guillaume l'attendait déjà. Nathan se présenta à lui dans un costume de scène déchiré et imbibé d'alcool, les cheveux en bataille. Son ami ne l'avait jamais vu ainsi. Même s'il ne priviligiait pas toujours une belle toilette, Nathan prenait soin de sa coiffure, elle n'était jamais négligée de la sorte.

Ils entrèrent dans le restaurant et choisirent une table à l'écart. Le serveur, très professionnel, se retint d'une quelconque remarque. Guillaume commanda un plat de lasagnes végétariennes et Nathan se contenta d'une assiette de gnocchis à la crème de cèpes.

- Nath', je...

- Ne dis rien, l'interrompit le jeune homme. Tout le monde m'a oublié...

- Ils ne t'ont pas oublié. Ils croient encore en Dogg'ly. Il suffit de leur prouver que tu es cent fois mieux que ce robot.

- Putain ! s'énerva Nathan en tapant du poing sur la table. Quand est-ce que tu vas comprendre qu'ils m'ont remplacé par cette machine de merde car je n'ai jamais été à la hauteur ?

- Calme-toi, soupira Guillaume. J'essaye de te venir en aide.

Nathan ouvrit la bouche pour répondre, mais une lumière le surprit et l'aveugla. Un client avait reconnu sa voix et s'était levé de sa chaise pour le prendre en photo. Guillaume se leva et pria l'homme d'aller se rasseoir, ce qu'il ne fit pas. Les clients du restaurant furent alors alertés de la présence de Nathan. Certains fans se dirigèrent donc vers leur idole, mais furent déçus de constater que ce n'était que le vrai, celui fait de chair et de sang.

- Vous n'êtes peut-être pas mort, mais vous avez une mine d'enterrement, dit l'un d'entre eux.

Le regard de Nathan s'assombrit comme un ciel orageux. Il sentit une chose invisible l'envelopper, un sentiment terrible annonçant une tragédie, un spectre étouffant qui lui murmurait lentement un dessein terrifiant.

Le jeune homme se saisit de son couteau et l'enfonça dans la poitrine de son fan. Celui-ci s'écroula sous le regard horrifié des clients.

En quelques secondes à peine, Nathan attrapa le bras de son ami et le tira à l'extérieur du restaurant. Guillaume resta muet jusqu'à la voiture. Assis sur le siège passager, observant Nathan allumer le contact et enclencher la première vitesse pour démarrer, il eut enfin le courage nécessaire pour s'exprimer :

- Tu viens de tuer cet homme ?

- Il est peut-être juste gravement blessé, nuança le jeune homme, concentré sur la route.

Nathan conduisit pendant presque cinq heures sans pause. Il ne répondit à aucune des centaines de questions que Guillaume lui posa. Il finit simplement par admettre qu'il avait un plan, ce qui ne rassura guère son ami et prit la direction de Lyon.

VI.

- Alors c'est ça, ton plan ? se moqua Guillaume. Pénétrer à ton propre concert et mettre fin à cette machine ?

Au loin, des techniciens finissaient d'installer une immense estrade au milieu d'un amphithéâtre ouvert.

- Je vais faire exploser ce foutu robot et reprendre ma place, grogna Nathan entre ses dents.

- C'est risqué, Nath' et puis maintenant, tu es recherché par la police, et moi aussi d'ailleurs...

Le jeune homme s'éloigna du grillage qui séparait le lieu du concert et le parking. Le soleil se couchait à l'horizon, un millier de fans étaient déjà présents et attendaient l'autorisation des vigiles pour accéder à la fosse. Des drones surveillaient les entrées et scannaient les billets.

Les deux hommes réussirent à pénétrer au sein de l'amphithéâtre par l'entrée réservée aux techniciens, profitant d'une absence de vigilance de la part des vigiles.

Ils se cachèrent dans les coulisses, entre les plis d'un rideau et attendirent le début du concert.

L'événement débuta à vingt-et-une heure pile. Le nouveau Dogg'ly avait cet avantage de ne jamais être en retard. Il entra sur scène dans un costume en tout point similaire avec celui que portait habituellement Nathan pour ses prestations.

Les fans se mirent à hurler et tapèrent en chœur dans leurs mains. Comme une seule et même entité, ils entamèrent la chanson phare du deuxième album de Doggl'y, Crying for help.

I beg your pardon

For the last round

The sky falls

And the sun dies

Forget the liars

Now I'm crying for help

Crying for help

'Cause I need you

Nathan insistait toujours pour qu'à la fin de ses concerts, un feu d'artifice soit lancé. Il savait donc que des cartouches étaient stockées dans les coulisses, il lui suffisait de mettre la main dessus. Cependant, Nathan avait une crainte, qu'un système holographique ait remplacé le feu d'artifice prévu. Par chance, après seulement quelques avancées discrètes à être attentif au moindre mouvement ou bruit de pas, il découvrit une boîte en métal ouverte qui contenait ce qu'il cherchait, des dizaines de cartouches ainsi qu'un détonateur pyrotechnique.

Nathan rejoignit Guillaume et lui montra sa trouvaille, fier de lui. Celui-ci se pinça les lèvres et douta de cette idée, mais il n'en fit pas part à son ami. Pour lui, le risque était trop important. Non seulement le feu d'artifice avait de fortes chances d'atteindre et de blesser des membres du public, mais l'explosion de la machine enverraient des débris brûlants sur de pauvres innocents.

Les conséquences pour le jeune homme seraient lourdes.

Guillaume ne voulut pas s'y opposer car dans un sens, Nathan finirait tout de même en prison pour meurtre. Il lui fit un faible sourire pour lui donner du courage.

- Bonne chance.

Nathan le prit dans ses bras.

- Merci. Tu es mon seul ami.

Deux chansons avant la fin, le jeune homme s'élança sur scène. Il répandit sur le sol les cartouches et se recula pour activer le détonateur.

En fixant l'androïde, il vit ce qu'il n'avait jamais pu être pour ses fans, pour sa maison de disques, pour sa famille et pour lui-même. Il poussa un cri de fureur et s'apprêta à faire tout exploser. Hélas, son plan fut interrompu par une dizaine de vigiles qui se jetèrent sur lui. Au sol, il n'apercevait plus que les chaussures de Dogg'ly.

- Je suis Dogg'ly, c'est moi ! s'époumona-t-il.

La musique couvrait ses réclamations. Nathan fut conduit hors de scène et le spectacle put se terminer convenablement. Les médias firent état de cet incident, mais ne mentionnèrent pas l'identité du coupable. Désormais le jeune homme n'avait plus d'identité publique, il n'était plus qu'« un dégéneré », « un fou furieux », « un inconnu » et bientôt, un matricule de prisonnier.

Dogg'ly perdura à travers la mécanique de soixante-et-onze androïdes différents, jusqu'à ce que le temps achève l'ère du Rock'n'Roll

@paulinedjrdauteure
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