Extrait "La Fleur du Passé"

1.

Paris, 2064

Il était à peine sept heures du soir et la Tour Eiffel s'illuminait déjà comme pour retenir le jour. Le ciel se teinta de rose et d'orange puis d'un noir infini où quelques étoiles apparurent à la suite. Les rues de la capitale étaient encore infectées des derniers travailleurs de jour qui rentraient enfin chez eux. Ils serpentaient les chemins de Paris, constamment observés par les habitants de ces immenses tours qui, d'en haut, semblaient les contrôler. Ceux du monde inférieur, après des dizaines d'heures enfermés dans leurs bureaux, aimaient se perdre dans la ville. Ils abandonnaient un instant leur vie pour s'ouvrir aux doux plaisirs parisiens. Ainsi, ils regardaient les façades en végétaux des bâtiments qui embaumaient la ville d'un doux parfum d'autrefois. Au sol, les arbres avaient remplacé les panneaux de signalisation depuis que les voitures étaient interdites dans Paris. De grands jardins cultivables nourrissaient les habitants et offraient à la ville de belles promenades. Lors des saisons chaudes, la vie s'organisait principalement en intérieur. Des ponts en béton reliaient alors les bâtiments entre eux pour limiter les déplacements extérieurs. Depuis ces passages suspendus, les habitants pouvaient apercevoir une brume empoisonnée et hostile qui semblait croître à vue d'œil.

Malgré ces efforts de modernité, Paris était délaissé par les populations moyennes qui appréciaient davantage les quartiers en périphérie. Les villes environnantes avaient fort succès et chaque jour des maisons écologiques sortaient de terre grâce à des imprimantes 3D. Ces habitations offraient à leurs hôtes le luxe d'avoir une maison de la grandeur d'un palace pour un prix abordable. Elles assuraient aux propriétaires une certaine autonomie grâce aux plantations de légumes et de féculents. Elles étaient aussi, de toute évidence, éloignées des pollutions urbaines. La capitale, qui était alors au centre du monde, s'effaçait lentement. On lui reprochait de n'accueillir que de riches gens qui aimaient le patrimoine démodé d'une ville millénaire. Ne pouvant s'adapter aux habitudes des humains du vingt-et-unième siècle, la lumineuse cité s'éteignait.

Pourtant, c'est dans cette ville qu'était né Markus Clervoy et il comptait bien y rester jusqu'à la mort. Ce réparateur de robots domestiques intelligents avait ouvert un atelier dans la rue André-Antoine dans le dix-huitième arrondissement. C'était un métier honorable en son temps qui tendait à disparaître. La plupart des propriétaires préféraient amener leurs robots à la déchetterie plutôt que de songer à les faire réparer. Pour tenter d'inverser ce phénomène, Markus proposait des tarifs dérisoires qui ne lui assuraient qu'un faible revenu. Huit cent Manos*, à peine suffisants pour se payer un appartement au-dessus de son atelier. Ce qui motivait Markus à exercer cette activité, c'était de réelles convictions qu'il portait en lui depuis des années. Il ne s'efforçait pas seulement de réparer ces vieilles machines, il leur insufflait une nouvelle âme. Ce qu'il faisait, c'était de la géométrie d'une très grande précision. Le moindre détail nécessitait une rigoureuse attention. Markus aimait croire que tous ses efforts servaient à rendre hommage au travail qu'accomplissaient les robots pour leurs propriétaires.

On lui reprochait souvent de préférer les machines aux humains. Il se contentait de répondre à ces rumeurs en haussant les épaules. Il se consacrait à son travail plus qu'aucun passionné au monde, mais ce n'était pas la passion qui le poussait à faire ce métier.

Pour protéger les robots qu'ils réparaient, Markus avait créé l'Association de Défense des Robots Domestiques Intelligents. Certains le prenaient pour un fou, mais sa seule véritable folie était de croire que l'humain et la machine avaient un futur en commun et qu'à défaut de dominer la Terre, les robots la sauveraient. L'homme imaginait que la planète bleue, un jour, n'appartiendrait plus aux êtres-vivants, mais aux robots. Selon lui, les humains finiront par abandonner leur planète comme ces Parisiens qui fuient leur propre ville.

Ce soir-là, à cause des horaires de travail de ses clients, l'homme resta tard dans son atelier. Assis sur la chaise de son bureau, il mangeait son dernier repas de la journée qui se composait d'une purée de carottes, d'une soupe d'insectes grillés et d'un jus de rose sucrée. En dessert, il s'accorda un carré de chocolat, une gourmandise devenue rare après la pénurie de 2043.

Markus eut à peine le temps de finir son dîner qu'il entendit quelqu'un sonner. Aussitôt, il se leva et se tint prêt à accueillir Monsieur Valmont qui avait ses habitudes ici. Toujours vêtu d'un long manteau noir, il rapportait à Markus les carcasses des machines qu'il sauvait de la déchetterie. Le vieil homme lui présenta un androïde d'un réalisme incroyable. Il avait non seulement l'apparence d'un humain, mais sa peau, pourtant synthétique, possédait les mêmes caractéristiques qu'une peau réelle. Son torse se soulevait pour imiter à la perfection la respiration. Markus, pourtant habitué à croiser des merveilles mécaniques, n'avait jamais vu un tel robot. La seule chose qui permettait de le différencier d'un humain, c'était les fils qui pendaient de son bras dont il manquait la main. Mais là encore, il fallait s'y connaître en robotique ou en médecine pour percevoir la différence.

- Je l'ai d'abord emmené à l'hôpital, expliqua Monsieur Valmont. Je croyais avoir sauvé un homme, mais les médecins me l'ont rendu. C'est un androïde.

Markus écouta attentivement le vieil homme tout en examinant le robot. Il avait été retrouvé dans la journée près de la déchetterie, inactif et dépourvu de sa main gauche. Le réparateur chercha sur la nuque de l'androïde s'il était référencé, en d'autres mots, s'il avait été créé par une entreprise spécialisée. Aucun numéro de série n'était inscrit sur sa peau. Markus commença à croire qu'il s'agissait d'une plaisanterie bien trouvée. Monsieur Valmont lui assura du contraire.

- Eh bien, je ne peux pas le réparer, s'exclama-t-il d'une voix ferme. Je n'ai ni les outils, ni la pièce de rechange qui lui correspondrait.

En voyant l'expression presque abattue de son client, le réparateur reconsidéra sa décision. Il soupira longuement avant d'accepter.

- Je vais faire de mon mieux, comme toujours. Laissez-le-moi et je vous le rendrai le plus tôt possible. Puisqu'il n'est à personne, il sera à vous.

Monsieur Valmont le remercia et quitta l'atelier. Markus observa un long moment l'androïde. Il glissa ses doigts sur son corps à la recherche d'un bouton pour l'activer, mais la machine semblait vierge de tout contrôle. Pour percer le mystère de cet étrange androïde dont les courbes naturelles étaient celles d'un individu d'une vingtaine d'années, l'homme entreprit plusieurs examens avancés. Il commença par un scanner général qui dévoila davantage la fascinante ressemblance biologique avec l'humain. Markus émit alors l'hypothèse que le créateur de ce robot cherchait, à travers cette création, à comprendre dans toute sa complexité la mécanique du corps humain. Il préleva ensuite quelques cellules de la peau et l'analysa. Il en conclut qu'elle avait été créée à partir de vraies cellules humaines. Enfin, l'homme, avec beaucoup de délicatesse, scia le front de l'androïde puis ouvrit sa boite crânienne pour accéder à son cerveau. Il fut néanmoins surpris que celui-ci n'eut aucune similarité avec un cerveau d'être vivant. Sa base de données était enfermée dans une sorte d'ordinateur. Il s'agissait d'une technologie remarquable dont il ignorait l'existence. Ce robot semblait venir d'ailleurs, d'un autre monde ou d'une autre époque. Markus en fit, à compter de cet instant, une obsession. Il lui fallait enquêter pour découvrir la vérité. Pourtant, et il se l'avoua, concentrer ses efforts sur cette machine était une manœuvre pour éviter de penser à autre chose. C'était cela son autre motivation : oublier.


* monnaie internationale depuis 2032

@paulinedjrdauteure
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